Cachez ce rideau

Il y a cette photographie de mon père. Je n’ouvre pas le livre où elle figure, je fais glisser son souvenir devant mon œil mental, je préfère. Parce que le tremblement un peu flou de la mémoire fait onduler le rideau que le cliché prend de face et place au centre du rectangle vertical, noir et blanc, l’arrière-plan éclatant de lumière. Tous les rideaux d’été ont toujours été l’habit blanc des pays bords de mer : ils se lèvent dans le mistral, le sirocco, le levant. A-t-on jamais vu un tissu gonflé par la bise ou par le foehn ? Soyons sérieux. Le rideau est la pudeur du Sud, il voile et dévoile simultanément sa moiteur, ses œillades, il taquine, il enveloppe, il est cet appel obscène vers ce qui se dérobe au regard.

L’image est prise de l’intérieur : elle place mon père près de la table, grande et massive, bois sombre sur les dalles. Il braque l’objectif vers la porte-fenêtre dont l’ouverture donne sur un escalier de pierre, puis un muret ; au loin les champs de lavande, quelques arbres. Au loin rien, rien mais de la lumière, des couleurs qu’on devine au contraste, la nature comme une origine du monde où l’œil vient pareillement buter : buissons, ouverture franche jusqu’à cet éblouissement où la conscience trouve un répit aveugle. On dit qu’entre deux relectures freudiennes, le psychanalyste français – sa femme surtout, celle qui n’était plus celle de Bataille (suivez un peu) – faisait coulisser un savant cache devant le pastel de cette toute première béance. Sexe féminin disponible à foison pour autant qu’on en maîtrise le surgissement et la disparition, là, derrière le bois tangible d’une toile peinte en trompe l’œil (mais n’est-ce pas plutôt le souvenir que l’on trompe alors, le fantasme vacillant d’une origine plus tangible et hors représentation). L’un des propriétaires plus anciens de cette toile avait osé un voile à la logique plus féminine : sur les terres de l’Empire ottoman, il calfeutre l’objet du désir dans une salle d’eau, rideau vert devant la chair offerte, il le cale et le feutre, l’enveloppe presque, puisqu’un rideau n’est jamais là que pour s’entrouvrir, pour attiser et affûter la vue, lourd de ses plis et de sa fente, léger comme une promesse, il pointe l’espace confidentiel où chacun sait que tout se joue.

Derrière le rideau de coton blanc capté par le photographe, il y a donc la nature qui s’offre et s’ouvre d’un coup au regard que je jette par dessus l’épaule paternelle. Mais je suis aussi cette enfant dans le coin de la pièce et qui l’observe concentré sur les réglages du cliché. Car je connais cette cuisine, je connais ces rideaux, je connais le paysage lumineux de ces Cévennes provençales que le tissu met en perspective. J’y vis parmi mes plus belles heures d’enfant, de petite fille, de presque adulte bientôt. Je sens la présence des oliviers dans mon dos, les cigales vacarment dans une danse sans fin, je cours dans les champs, jusqu’au viaduc, mes chevilles sont toutes égratignées d’enfance alors qu’au creux de moi palpite déjà toute cette adolescence que je traque derrière les rideaux.

Derrière les rideaux blancs pris dans le regard de mon père.

(Cette courte fiction est la réponse enjouée à la belle incitation de Joséphine Lanesem, qui, la première, a soulevé un rideau. Merci à elle et aux très belles découvertes d’écriture que l’on peut faire dans son espace)

4 réflexions sur “Cachez ce rideau

  1. J’ai découvert votre blog par celui de Joséphine et j’en suis bien contente. Votre texte est juste comme Joséphine l’a dit ; et ce passage-ci, « ouverture franche jusqu’à cet éblouissement où la conscience trouve un répit aveugle », me restera en mémoire. Merci.

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    1. Merci à vous! Je vous lis moi aussi depuis peu grâce à l’espace de Joséphine – et j’aime beaucoup vos passages d’une langue à l’autre, votre poésie, vos réflexions enlevées, aussi. Bref, je continuerai de passer sur la pointe des pieds….

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